“Nous devons travailler davantage pour purger la propagande.” Publiée sur X par Elon Musk pour justifier le report du lancement de Grokipedia v0.1, cette phrase résume à elle seule l’ambition démesurée et les contradictions profondes d’un projet qui entend redéfinir l’accès à la connaissance.
Grokipedia, l’encyclopédie entièrement pilotée par l’intelligence artificielle Grok de xAI, se positionne comme l’alternative à Wikipédia.
Mais derrière cette initiative se cachent des enjeux bien plus vastes sur le contrôle de l’information et l’avenir de notre écosystème numérique.
Wikipédia, le colosse aux pieds fragiles ?
Avant de comprendre la solution Musk, il faut saisir le problème qu’elle prétend résoudre. La fondation Wikimédia traverse une crise existentielle que peu anticipaient.
Les utilisateurs délaissent progressivement l’encyclopédie collaborative au profit des moteurs de recherche dopés à l’IA, des chatbots et des réseaux sociaux pour trouver leurs réponses. Cette érosion du trafic menace directement le modèle économique de Wikipédia : moins de visites signifie moins de bénévoles pour enrichir le contenu, et moins de donateurs privés pour soutenir l’infrastructure.
Le paradoxe est saisissant. Alors que son audience s’effrite, Wikipédia reste l’une des principales sources sur lesquelles s’entraînent les IA génératives qui la concurrencent.
L’encyclopédie nourrit les outils qui la rendent peu à peu obsolète, souvent sans que son nom soit cité, et sans en tirer le moindre bénéfice économique. C’est dans cette brèche béante que s’engouffre Elon Musk avec une proposition aussi radicale qu’inquiétante.
La vision Musk : automatiser pour “dépropagander”
Face à un modèle collaboratif humain jugé par certains partial et vieillissant, Grokipedia oppose une automatisation totale. Développée par xAI, cette encyclopédie promet d’être “une amélioration majeure” du modèle wikipédien, selon les termes du milliardaire. Le système ne reposerait plus sur des milliers de contributeurs bénévoles débattant et se corrigeant mutuellement, mais sur l’IA Grok, qui compilerait, comparerait et vérifierait des informations issues d’une myriade de sources.
Pour assurer un déploiement massif, Musk dispose d’une arme stratégique redoutable : son écosystème. Avec X, il contrôle une plateforme rassemblant des centaines de millions d’utilisateurs.
Une intégration native de Grokipedia créerait une synergie naturelle entre la discussion sociale et la consultation encyclopédique, reproduisant la stratégie qui a déjà assuré le succès de ses projets précédents.
Les zones d’ombre d’une vérité algorithmique
Cette promesse de “purger la propagande” soulève pourtant des questions vertigineuses. L’IA Grok a elle-même dû être révisée à plusieurs reprises, notamment après avoir accusé son propre créateur de diffuser de fausses informations et d’essayer de le faire taire (source : article de RadioFrance) :
Comment garantir l’objectivité d’une encyclopédie basée sur une technologie qui a déjà montré de tels dysfonctionnements ?
La critique de Wikipédia par Musk et ses soutiens suit un narratif bien rodé : l’encyclopédie souffrirait d’un “biais de gauche” systémique. Cette rhétorique, largement reprise dans les cercles conservateurs américains, trouve un écho puissant chez les partisans du milliardaire. Mais elle masque une réalité plus troublante : le risque de remplacer un supposé biais humain, discutable mais soumis à des règles de débat publiques, par un biais algorithmique certain, dont les rouages resteront la propriété exclusive d’une entreprise privée.
L’IA de Musk, formée sur des données sélectionnées selon ses propres critères et ceux de son équipe, sera-t-elle vraiment plus objective ? Ou ne fera-t-elle qu’automatiser et amplifier les préjugés de ses concepteurs, tout en les parant du prestige de la neutralité technologique ?
La fragmentation du savoir et le pouvoir techno-solutionniste
Le danger le plus profond dépasse la simple concurrence entre deux encyclopédies. Si chaque géant technologique lance son propre système de connaissance (Google avec ses IA, Microsoft avec Copilot, Meta avec ses outils, et maintenant xAI avec Grokipedia) nous nous dirigeons vers une fragmentation complète de l’écosystème informationnel. Chaque acteur proposerait sa propre version de la “vérité”, créant des bulles informationnelles étanches et mettant fin à l’idée même d’un savoir commun et partagé.
Cette tendance s’inscrit parfaitement dans l’émergence de ce que les analystes décrivent comme un pouvoir techno-solutionniste. La politologue et essayiste Adma Mhalla, vient d’ailleurs de sortir un livre sur ce thème : “Cyberpunk, le nouveau système totalitaire” (éditions Seuil).
Les géants de la tech s’arrogent progressivement le droit de définir ce qui constitue la vérité, remplaçant les institutions traditionnelles de validation du savoir (universités, presse, communautés scientifiques) par leurs propres algorithmes propriétaires.
Le report initial du lancement de Grokipedia pour “purger la propagande” constitue en soi un aveu troublant : comment un algorithme peut-il être objectif quand ses créateurs ont des biais assumés et une mission politique claire ?
L’enjeu pour les professionnels du numérique
Pour les acteurs du SEO et du marketing digital, cette bataille révèle des transformations profondes dans la hiérarchisation de l’information. Si Grokipedia s’impose comme source de référence, elle pourrait redéfinir les critères d’autorité et de crédibilité que Google et les autres moteurs utilisent pour classer les contenus. Les professionnels devront alors naviguer dans un écosystème où, plus que jamais, la “vérité” dépendra de l’algorithme consulté. Un problème déjà présent avec Google, mais largement amplifié.
Face à la fragmentation, le seul moyen de survie est de s’imposer comme une source d’expertise primaire et irremplaçable, car même les IA génératives ont besoin de données originales et factuelles pour se nourrir.
Mais cette fragmentation pose également la question de la diversification des sources. S’appuyer uniquement sur des contenus générés par IA présente des risques de duplication et de manque d’originalité. Dans un environnement où plusieurs “vérités” algorithmiques coexistent, la capacité à croiser les sources et à maintenir un regard critique devient un avantage concurrentiel décisif.
Grokipedia incarne ainsi la tension majeure de notre époque entre innovation technologique et concentration du pouvoir informationnel. L’enjeu n’est plus de savoir si nous aurons accès à l’information, mais qui la contrôlera et selon quels critères. Allons-nous vers des espaces de connaissance véritablement collaboratifs et transparents, ou vers un futur où quelques acteurs privés définiront les contours de la réalité ?
Le pari de Musk est que sa technologie peut surpasser le modèle collaboratif de Wikipédia. Reste à voir si cette vision servira réellement l’intérêt général, ou avant tout celui de son créateur. Dans cette bataille pour le contrôle du savoir, nous ne sommes pas de simples spectateurs : nous en sommes les enjeux. Et, comme le disait parfaitement Asma Mhalla dans son dernier livre :
“Ce siècle ne vous interdit pas de penser, il vous occupe jusqu’à ce que vous ne sachiez plus comment faire.”


